vendredi 7 septembre 2007

Histoires Jivaro

Luc-Michel Fouassier


Allure

Lorsqu'il a emménagé dans l'appartement voisin, je lui ai tout de suite trouvé une drôle d'allure. Quelque chose dans la démarche. Cette façon de tendre le cou, le dos bombé. J'ai aussitôt pensé à une tortue.
Depuis, je me suis beaucoup amusé à comparer mes congénères à des animaux. C'est devenu un jeu. Presque une manie.
Tel chauve: une autruche.
Tel joufflu: un bouledogue.
Le serveur du café, ses grandes oreilles, une espèce de lémurien.
Amusant jusqu'à ce matin. En me rasant, juste face à moi dans la glace: un beau groin de cochon.



Chaussure

Il était une fois, dans une HLM lointaine, une très jolie beurette qui vivait seule avec son père Rmiste. Celui-ci se remaria et mourut peu après.
La nouvelle moukère et ses deux filles obligèrent alors la jeune beurette à dealer pour elles.
Une soirée fut organisée à la MJC.
Aziz, le fils du roi du couscous, s'y rendit et brancha grave la jeune enfant.
A minuit, une descente de police interrompit la teuf.
Dans la débâcle, la petite beurette perdit sa chaussure. Nike Trainer.
Aziz n'essaya même pas de la retrouver. Il ne jurait que par Reebok.

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Le pied coupé

François Teyssandier


Il entra à l’hôpital pour un panaris au pouce qui s’était infecté. Il en sortit trois semaines plus tard avec un pied en moins. Le gauche. Il avait été coupé juste au-dessus de la cheville. De la belle ouvrage. Rien à redire ! Timide par nature, il n’osa pas demander au chirurgien qui l’avait opéré les raisons de cette amputation. Elle n’était pas prévue. Mais il se dit que le praticien devait avoir ses raisons. Et qu’il n’était pas forcément nécessaire qu’il les connût. Il avait toujours eu une confiance aveugle en la médecine.

Quand la cicatrisation fut achevée, il ne restait plus au bas de sa jambe qu’un bourrelet de chair lisse et rosâtre. Il put alors profiter des bienfaits d’une prothèse en titane. Elle lui permit de marcher presque normalement. Certes, il resterait affligé jusqu’à la fin de ses jours d’une claudication disgracieuse, mais cela aurait été bien pire, lui dit le chirurgien en guise de consolation, si la jambe avait été coupée au ras de l’aine. Il accepta donc son sort sans gémir, même s’il se déplaçait dorénavant d’une démarche un peu raide et heurtée, comme celle d’un automate, ce qui n’enlevait rien à sa gaucherie naturelle.

Après quelques mois de repos, le temps de s’habituer à sa prothèse, il fut obligé de reprendre son travail. Il occupait un poste de secrétaire dans une administration quelconque. C’est dire qu’il passait des journées entières assis derrière son bureau sur lequel s’entassaient des piles de dossiers. Il n’avait pas même le temps de traiter tous ces dossiers que d’autres s’ajoutaient déjà aux précédents, apportés toutes les heures par des factotums qui circulaient dans les couloirs, juchés sur des rollers silencieux, et qui s’esquivaient sans dire un mot. Cette accumulation de dossiers renforçait de jour en jour la hauteur des piles instables qui s’élevaient jusqu’au plafond et qui menaçaient de s’écrouler au moindre courant d’air ou au plus petit éternuement.

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Physalis

Myriam Fantin


C’est juste un trois-pièces. Pas très grand évidemment, mais j’ai eu de la chance, au départ je devais obtenir plus petit. Il y a deux chambres, un vrai salon avec un canapé, une télé. La cuisine et la salle de bains rutilent. C’est Virginie qui a téléphoné pour tout organiser, j’étais content qu’elle le fasse. Elle a choisi un week-end, beaucoup plus pratique pour Marie. Je voulais discuter avec elle, de l’avenir, de ses projets, de mon retour. Tout est très calme dans l’appartement, on n’entend ni la rue ni les bruits du couloir.

Depuis mon arrivée ici, le temps m’a semblé long, trois ans. Je ne suis pas sorti une seule fois. Et j’ai un bail de six ans. Marie est arrivée avec sa mère, comme prévu.

Virginie n’est pas restée. Après son départ, Marie a regardé autour d’elle d’un air apeuré, moi j’étais inquiet. Est-ce que cet endroit allait lui plaire, après tout, je n’avais rien choisi. Regarde, lui ai-je fait remarquer, il y a une terrasse avec des fauteuils de jardin. Tu pourras bronzer. Les meubles n’avaient aucun style particulier, la moquette grise, les murs, discrets, beige chiné, étaient à peine rehaussés par quelques reproductions de tableaux signés Seurat, je crois. De loin, les arbres et les personnages paraissaient entiers, mais de près, on voyait nettement les pointillés, les miettes qu’il fallait recoller pour que l’image paraisse complète. Ça me mettait mal à l’aise. Dans la chambre, le papier était bleu ciel, avec quelques nuages blancs, Marie a remarqué le coffre à jouets bien garni, mais à douze ans, elle ne risquait pas d’y toucher. Alors m’est revenue l’angoisse, l’impression de n’être personne. J’ai cherché à me raccrocher à son regard.

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Le livre d'Absalon

Patrick Boman


Même quand ils débarquent du Baloutchistan et ont joui à loisir de l’inestimable compagnie des hyènes — délicieuses créatures dont le rire évoque celui d’un fou échappé d’un asile et qui battrait la campagne armé d’une hache —, les dromadaires éprouvent une sympathie somme toute limitée envers les dingos et, comme beaucoup de mammifères, ils détestent l’odeur de la mort. Qui les en blâmerait ? Le mien, une femelle de trois ans, rechigna quand il lui fallut dégringoler le talus et que je dus lui bourrer les côtes à coups de botte. Il me semblait que même à travers mon chapeau de cuir le soleil, ce soleil qui tourbillonnait dans un ciel d’émail coruscant, me matraquait la calebasse.
Tout de suite j’aperçus l’homme que je poursuivais depuis quinze jours. Il était couché sur le ventre, non loin d’un immense eucalyptus tordu, dans la boue rouge des rives de Frenchman’s Creek, cette rivière du diable qui coule un mois par an — c’était justement son mois, elle déchaînait ses eaux jaune en tourbillons furieux, et quiconque eût tenté de la traverser ne serait pas revenu pour le raconter.
« Mort ou vif », tu parles, il n’y avait pas plus mort, je sentais d’ici sa puanteur qui m’encrassait la gorge. Et, ,sans manifester la moindre crainte à mon approche, cinq ou six dingos étaient en train de nettoyer proprement sa carcasse noire de mouches, l’échine basse et l’œil jaune insolent, patients et vils comme des usuriers.

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Big Ji

Aurélie Champagne


Au bar, elle est assise à sa table. La petite contre la fenêtre, elle s'assoit toujours là. Un soir sur deux, elle s'y trouve, elle y fait ses petites affaires et son visage se fend d'un large sourire dès qu'elle me voit. Elle est moche, mais je prie tous les jours pour la croiser au cours de ma première tournée. Elle me porte chance. Namasté ji , elle me lâche. Comme toujours. Iek karidati dijié. Elle dit toujours ça. Deux phrases auxquelles s'ajoutent dania bad. Un reste de vocabulaire qu'elle a ramené de ses vacances à Goa en 1999. Elle dit qu'elle entretient son hindi avec moi, elle se tourne vers ses copains quand elle en a et elle m'appelle son chouchou. Elle est moche. Jamais osé lui dire que karidati c'est légume, et pas rose. Alors je l'écoute me demander un légume à chaque fois que je la croise. Alentour, il n'y a jamais personne pour la contredire. ça fait quatre ans et pas loin du double que je parle un français courant. Elle est moche, putain, mais elle me porte bonheur. Faut pas trop chercher avec ces trucs-là, pourquoi ça fait cet effet-là et pourquoi ça le fait plus. Comme elle a l'air de m'apprécier, je lui donne des roses de la veille ou de l'avant-veille, celles qu'on ne déballe pas du plastique sans les décapiter. Elle, elle s'en fout, elle n'est pas regardante et ses copains non plus.

Des couples, j'en vois à longueur de journées, à longueur de trottoirs, de cafés, de restaurants, de bistrots, d'assiettes. A longueur de cuites, j'en vois. Je suis vendeur de fleurs. ça fait quatre ans. Et pour se payer ma tronche, ces gros cons de Tamouls m'appellent Big Ji.

Libellés :

Paris au dessert

Max Marcuzzi


Lundi

Barnabé mâchait d’un air pensif. Au bout d’un moment, il se tourna vers sa femme :
- Il est bon, ce pain, n’est-ce pas ? Ce boulanger est fameux, il ne faudra plus retourner chez l’autre.
Marie-Dominique se tourna posément vers son mari :
-Tu veux dire la boulangerie d’en haut ? Celle du croisement ?
Barnabé réfléchit en interrompant de temps en temps sa mastication pour fixer plus précisément ses idées :
- Non, celle de la rue du faubourg saint Denis. L’Arabe, c’est lui qui fait le meilleur pain.
Il se remit à mâcher d’un air pensif. Puis s’interrompit de nouveau :
- Ce fromage, il est bien meilleur que celui qu’on achetait avant, n’est-ce pas ma chérie ? Je trouve que ce fromager surclasse largement l’autre où on avait l’habitude d’aller, ne trouves-tu pas ?
Marie-Dominique mâchait en regardant le plafond tout en réfléchissant aux propos de son mari.
- Oui, il est bon, dit-elle au bout de quelques instants de réflexion. Mais ça dépend des fromages. La tomme est de qualité chez celui-ci. Mais le saint Nectaire est bon aussi chez l’autre, tu sais, le type pas sympa, en haut de la rue…
- Ah, je trouve que mon fromager a des produits nettement meilleurs, dit Barnabé. C’est un vrai fromager. L’autre s’en fout, il vendrait aussi bien des bicyclettes. Lui, en revanche, s’y connaît. On voit bien qu’il a choisi ses fournisseurs avec soin. Mais au fait ? tu as mangé tout le pain ? La voix de Barnabé se fit plus aigue : tu vas pas me dire que t’as mangé tout le pain ?
- Mais je croyais que tu avais fini, gémit Marie-Dominique. Alors j’ai fini le pain qui était là. !
- Mais tu es une affamée, toi ! fit Barnabé stupéfait. Je ne t’ai pas fait assez de viande ? Tu veux me reprocher que tu as encore faim, c’est ça ?
- Mais non ! dit Marie-Dominique. J’avais pas fait attention ! Je croyais simplement que tu avais fini, crois-moi !
- Alors voilà ! Tu n’as pas fait attention ! Tu n’as pas vu qu’il me restait du fromage sur le bord de l’assiette ! Barnabé se renversa contre le dossier de sa chaise. Et avec quoi je vais terminer ce fromage, maintenant ?

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When it hurts so bad

Antoine Dole


Vingt trois heures, minuit peut être. Les aiguilles des cadrans ont disparu dans les ombres qui se sont propagées mollement à travers la ville. Personne ne saurait dire l’heure qu’il est. La nuit liquide est venue s’éteindre le long des murs en ombres épaisses et froides. Dehors la neige. Comme sortilège de conte pour enfant, hier absente, aujourd’hui se répand. Le froid n’est même plus du froid, étrangement, quelque chose de plus serein sous l’épaisseur des pulls. Tout ce blanc pour habiller la vie semble l’endormir, du coton plein ses angles pour éviter qu’elle n’abîme, la rendrait presque tendre et douce. Pourtant, malgré tout le calme alentour, Jeanne n’a jamais connu des heures plus hostiles que ce soir là. Morceau d’âme brillant comme un filament fragile à travers l’obscurité, et qui s’éteint doucement à l’abri du reste, se perd.
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Elvina

Isabelle Barat


Epitaphes


Epitaphes et cette tentation qu’ont les mots de s’inscrire en suspension, phrases de gaufrettes, phrases sans point.
Sibyllin, elle aime bien ce mot, phrases et tronçons de phrases, pourvus d’une belle assurance du seul fait de leur inscription ; sous l’assurance perce la possibilité d’une question qui remonte en buée légère. Dans quel sens les tourner, ces phrases ?
Dans n’importe quel sens.
C’est ce qui leur donne cette qualité magique et reposante.
à quoi bon
Elle pense à une phrase qui serait inscrite sur une tombe, Once more my beloved, qui aurait ce même parfum, insolite, délicat.
C’est New-York au milieu de l’hiver. Le train est chaud, la neige est froide. Elle porte un vieux pardessus que Jacob lui a donné et des boules de neige par-dessus le pardessus. Elle ne sait pas qui les lui a lancées. Green shoes, l’eau bouge.
Le parc brusquement, encore, l’odeur rude de l’herbe sous les barbelés, les poteaux grisonnants. Et toujours la surprise de ces figures droites, encore droites, heurtées par une pensée bien à elles.
Ils revenaient à la nuit, après avoir marché la plus grande partie de la journée, et parcouraient les derniers mètres, de la terrasse aux figures récemment découvertes, dans la pénombre qui durait.
Après elle en parle à Jacob, de plus en plus après, Jacob ne voit pas.
Peut-être que le géant avait deux yeux, mais elle ne croit pas. Jacob parle du manège géant, l’usine aux tours délabrées, c’est pour ça qu’il lui en parle, parce qu’elle parle de résine et de délabrement. La résine des chariots s’émiettait en tournant sur le manège géant, la structure de métal s’effritait sous les paillettes lasses. Il ne voit pas autre chose. Elvina sait que les géants étaient là. Ils étaient là sans faille. Pas de photo, c’est mieux.

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Le gâteau

Isabelle Renaud


Mme Musil et Louise s’avancent dans la grande salle rectangulaire. Elle est peinte en bleu ciel, avec de petits nuages blancs et dodus au plafond, qui se courent après en formant une ronde. Mme Musil et Louise sont obligées de se parler fort à cause de la musique. Au milieu de la pièce, on a dressé une table basse avec des assiettes en carton coloré, en prévision du goûter. Mme Musil dépose le cadeau d’anniversaire de Tamara sur la montagne d’autres cadeaux, encore tous emballés. Six ou sept enfants jouent déjà dans le fond, sous la houlette de deux fées coiffées de chapeaux pointus. L’une est vêtue de blanc, l’autre de bleu. Les fées ont de longues robes en tissu scintillant, et des voiles de mousseline volettent à leurs chapeaux. De temps en temps, la fée bleue se penche pour changer la cassette d’une chaîne stéréo posée à même le sol, et la sarabande recommence. Difficile de savoir ce qu’elles font, mais elles ont l’air de gérer la situation. Mme Musil s’accroupit à hauteur de sa fille, lui retire son blouson, son écharpe et ses gants.
— Pourquoi tu n’irais pas danser avec les autres enfants ?... Regarde, même Tamy y est allée, finalement !
— Et si j’y vais, tu t’en iras ?
— Louise, tu m’avais promis !...
Mme Musil se ravise. Elle plie sur son bras le blouson de l’enfant, soigneusement.
— Je partirai tout à l’heure, dit-elle finalement. Tu sais que je n’ai pas le choix. J’ai mon chef qui m’attend.
Louise fronce les sourcils.
— Est-ce que tu reviendras ?
— Mais oui !
Mme Musil prend les petites mains et les porte à ses lèvres.
— Ume maman ne va jamais loin ! Une maman revient toujours chercher sa petite fille !
— Et si tu mourais, par exemple ?
— Une maman ne m… Mme Musil s’arrête juste à temps. Il ne faut pas t’inquiéter comme ça ! Pour l’instant, je suis là. Montre-moi un peu quelle bonne danseuse tu es !

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Pendoncles

Derek Munn


Ça ne fait pas musée.
Une petite plaque, une affiche plutôt discrète, sinon rien ne le distingue d’une maison ordinaire. Une belle maison, dans une rue résidentielle.
Je ne me vois pas y entrer toute seule, pas aujourd’hui.
Non.
J’attendrai dehors.
J’essaye de regarder un peu aux fenêtres – ce serait bête si Marie m’attendait à l’intérieur. On ne voit pas grand-chose. Mais elle viendrait quand même à la porte de temps en temps.
De toute façon, j’arrive toujours la première.
Faut croire que j’aime attendre.
Un petit musée privé, m’a-t-elle dit au téléphone, un passionné qui montre sa collection personnelle et deux fois par an organise des expositions temporaires. Je n’en avais jamais entendu parler.
Passionné ; c’est bien un mot à Marie. Passionné, passionnant, passionnément. C’est probablement pour ça que je l’ai appelée. J’avais besoin de parler, d’aérer ma tête, retrouver un peu d’enthousiasme. Une exposition ? Pourquoi pas ? Ça serait calme, distrayant, ça faciliterait la parole. Après, on irait boire un pot.
Des paroles, j’en étais pleine ce soir-là. À craquer. Depuis la séparation, je ne parle à personne. Juste des échanges de formules. Ce qui intéresse les autres est fiché dans un dossier, enregistré sur une carte à puce. Vous pouvez insérer votre carte, vous pouvez retirer votre carte. Et entre-temps tu te tais. On regarde plus volontiers un écran qu’un visage. S’investir devient un piège. Je le vois bien au travail. Je ne sais plus à quoi je sers. On m’efface, tout en exigeant une disponibilité reconnaissante et une flexibilité d’élastique. C’est du harcèlement continu, mais tout le monde est visé. Chacun s’accroche comme il peut. Aujourd’hui, même la solidarité est devenue flexible

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Absence des usines

Danielle Lambert


I. L’ABSENCE


Tu l’as quitté et tu le guettes. Portes qui claquent sur son silence, sons de l’été en creux, peau aux abois.

Il a fallu ensuite que tu te retrouves là, dans ce funérarium, à tenter de te recueillir ou plutôt de t’étourdir devant la tête qui te paraissait énorme, celle de l’ami avec qui tu déjeunais dix jours plus tôt et que tu revois en pensée, courbé-petits-pas, tandis que tu le raccompagnais.

Alors l’été s’est refermé comme une main fatiguée un jour tu as pleuré sans t’arrêter mais pour tout arrêter tout la voix des autres l’empilement des rendez-vous la mascarade du rien tout sauf le bruit du frigo entre les téléphones muets.

A force de le quitter tu ne le quittes plus. Tu prends tes distances tu tends les bras tu fermes les yeux les lèvres. L’être de feu le danger immédiat la brûlure de peau intérieure la folie tournoyante ondulante l’amour comme un premier pleur d’enfant déchirant l’air et les entrailles, le revoici dans une force d’attraction sur laquelle tu ne fais que tester l’absence de pouvoir de répulsion, infiniment, « fort-da », c’est l’histoire du petit garçon qui se séparait de son jouet pour mimer la séparation impossible avec la mère. Je te prends je te quitte nous restons enlacés un air immobile une absence de souffle se pose sur les jours qui retiennent leur respiration dans la cuisine les pierres fraîches exhalent une mémoire de femme et d’été.
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Trois nuits

Sonia Ristic


Il y a des nuits qui sont cruellement courtes, et il y en a qui semblent éternelles.

Il y a eu une nuit, une nuit tellement épaisse que mille fois cette nuit durant j'ai pensé que plus jamais il ne ferait jour. J'attendais à la fenêtre, cigarette après cigarette. La nuit n'en finissait pas. Je guettais, j'épiais, je priais, mais rien, seule l’obscurité, le silence, la nuit à perte de vue, à perdre espoir. Lorsqu'il était là, je priais aussi, pour qu'une éclipse ait lieu et qu'elle soit sans fin, pour qu'un phénomène surnaturel vienne prolonger notre nuit, pour qu'un miracle repousse le jour, pour que le bonheur ne cesse pas. J’ai contemplé l’aube, incrédule, comme si ce fut un mirage. Ce n'est que lorsque le clair se fit et que j'entendis les premiers bruits de la vie, toute la musique du quotidien, que mon coeur se remit à battre et ma respiration redevint régulière.

« Alors, il n'y aura pas d'éclipse – ai-je pensé – la terre ne s'arrêtera pas de tourner, la vie suit son cours et moi, je suis toujours là... » Je me suis dirigée vers la salle de bains, les jambes engourdies et la tête lourde. Et sous la douche brûlante, une idée nouvelle est apparue, étrange. « C'est possible donc, la vie sans lui. Il y a un après, un après la nuit, un après nos trois nuits. »

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Un jeu d'enfant

Ian Wambrechtein

Si l’on pouvait remonter dans l’enfance d’André Tallepare, sans doute y trouverait-on, comme dans toute enfance, des insectes épinglés vifs puis écartelés, des limaces écrasées uniquement pour le plaisir, des vers de terre tronçonnés en deux, puis en quatre, pour voir si c’est vrai qu’ils se refont — mais qu’est-ce que cela prouverait ? Le vrai est que personne n’eût songé à voir un dangereux assassin dans ce petit homme (moins d’un mètre soixante) on ne peut plus discret, bleu (les yeux) et jaune (les cheveux), et silencieux.
Après des études correctes et médiocres et l’obtention sans gloire d’un bac B, sa mère, qui y faisait le ménage tous les matins, l’avait fait entrer à la banque, où l’on n’avait rien trouvé de mieux que de le mettre au guichet. Cependant, quoique rien dans son visage blanc et immobile ne le manifestât, et qu’il ne répondît jamais aux salutations de la clientèle, même des jolies femmes, il aimait assez cela, cette succession ininterrompue de bustes derrière la tablette en bois blanc, ne s’en lassait pas.
C’est encore la mère qui, le jour de ses trente ans, lui avait suggéré : « Et pourquoi que tu te marierais pas ? »

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