vendredi 7 septembre 2007

Le pied coupé

François Teyssandier


Il entra à l’hôpital pour un panaris au pouce qui s’était infecté. Il en sortit trois semaines plus tard avec un pied en moins. Le gauche. Il avait été coupé juste au-dessus de la cheville. De la belle ouvrage. Rien à redire ! Timide par nature, il n’osa pas demander au chirurgien qui l’avait opéré les raisons de cette amputation. Elle n’était pas prévue. Mais il se dit que le praticien devait avoir ses raisons. Et qu’il n’était pas forcément nécessaire qu’il les connût. Il avait toujours eu une confiance aveugle en la médecine.

Quand la cicatrisation fut achevée, il ne restait plus au bas de sa jambe qu’un bourrelet de chair lisse et rosâtre. Il put alors profiter des bienfaits d’une prothèse en titane. Elle lui permit de marcher presque normalement. Certes, il resterait affligé jusqu’à la fin de ses jours d’une claudication disgracieuse, mais cela aurait été bien pire, lui dit le chirurgien en guise de consolation, si la jambe avait été coupée au ras de l’aine. Il accepta donc son sort sans gémir, même s’il se déplaçait dorénavant d’une démarche un peu raide et heurtée, comme celle d’un automate, ce qui n’enlevait rien à sa gaucherie naturelle.

Après quelques mois de repos, le temps de s’habituer à sa prothèse, il fut obligé de reprendre son travail. Il occupait un poste de secrétaire dans une administration quelconque. C’est dire qu’il passait des journées entières assis derrière son bureau sur lequel s’entassaient des piles de dossiers. Il n’avait pas même le temps de traiter tous ces dossiers que d’autres s’ajoutaient déjà aux précédents, apportés toutes les heures par des factotums qui circulaient dans les couloirs, juchés sur des rollers silencieux, et qui s’esquivaient sans dire un mot. Cette accumulation de dossiers renforçait de jour en jour la hauteur des piles instables qui s’élevaient jusqu’au plafond et qui menaçaient de s’écrouler au moindre courant d’air ou au plus petit éternuement.

...